Richard : j’étais informaticien athée et d’un coup l’Immensité dit “je t’aime, je te pardonne…”
“C’était le dimanche 21 décembre 1997 vers 10 heures du matin. La Mercedes noire venait de s’immobiliser sur un parking enneigé, après un court trajet dans les faubourgs d’Erevan. Il gelait à moins quinze, et l’église d’Echmiadzine se profilait dans le brouillard. Des haut-parleurs diffusaient à l’extérieur la messe qui avait déjà commencé. Je suivais mes hôtes en direction du bâtiment sombre, en faisant attention à ne pas glisser sur le sol gelé. Je ne savais pas qu’une autre glissade m’attendait, autrement plus sévère.
Le voyage
J’étais parti de Beauvais 3 jours auparavant, dans un avion-cargo Antonov-12 de l’armée ukrainienne, assis sur un tabouret de cuisine. Il n’y a pas de sièges pour les passagers, dans ces avions-là. Moins cinq dans la cabine, 100 décibels dans les oreilles, et 10 tonnes de matériel informatique empilé dans la soute. J’accompagnais un chargement destiné à l’université d’Erevan. Ce matériel, je l’avais vendu à une fondation humanitaire qui en avait fait don à l’Arménie, et j’en attendais une commission de 20.000 dollars. Le contrat prévoyait que j’aiderais à la mise en service des équipements. Alors j’étais parti pour 5 jours dans le pays de Charles Aznavour, pressé d’être de retour pour Noël à Paris, où m’attendaient ma femme et ma fille.
Il s’en était fallu de peu pour que le voyage fut annulé à la dernière minute. 3 heures avant le décollage, il manquait la moitié du fret à Beauvais. Un transporteur avait livré par erreur la moitié du chargement à Orly. On avait dû trouver un camion pour le faire remonter à Beauvais en catastrophe.
Il y avait deux autres passagers dans l’avion. Catherine représentant la fondation, et Barbara, fille d’un haut fonctionnaire arménien qui profitait du voyage pour rentrer passer Noël chez ses parents. Catherine était une suissesse entre deux âges, mince et plutôt petite, avec des yeux d’enfant ; elle aurait pu être très jolie si elle avait voulu. Elle avait toujours le sourire aux lèvres. Barbara, Arménienne, médecin, mariée, la quarantaine, était effrayée par le bruit et les vibrations de l’avion. Elle avait l’air très malheureuse et nous jetait des regards de chien battu.
Il gelait dans la cabine exiguë, et il fallait crier pour s’entendre. Difficile dans ces conditions de jouer les séducteurs…
A l’arrivée, il était minuit. Pas un chat dans les rues. Une voiture officielle me dépose à l’hôtel. Barbara invite Catherine chez elle, je restai donc seul à l’hôtel.
Le premier jour
A l’heure du petit-déjeuner, la salle à manger de l’hôtel est vide de clients. 12 mètres sous plafond, des dizaines de tables carrées recouvertes de nappes blanches empesées, et trois serveurs en smoking qui chuchotent. C’était un hôtel de luxe qui datait de l’époque soviétique. On me parle en russe, je demande un café en anglais. Le serveur acquiesce d’un air vague et me rapporte cérémonieusement une tasse d’eau chaude et un sachet de Nescafé. J’apprendrai plus tard que c’est du dernier chic, à Erevan, de préférer le café instantané. Le chauffeur va passer me prendre dans 20 minutes, alors je vais faire un tour dehors. Le soleil fait briller la neige qui est tombée toute la nuit, les bruits de la ville sont assourdis. Des autobus déglingués cahotent sur la chaussée verglacée, en lâchant des nuages épais de gaz d’échappement mal brûlés. Quelques piétons emmitouflés se hasardent sur les trottoirs glissants. Les immeubles sont tous légèrement délabrés, on se croirait dans une ville de province en Europe du sud. Les enseignes, les noms des rues, tout est écrit en langue arménienne, dont l’alphabet forme des arabesques incompréhensibles.
La voiture vient me chercher pour m’emmener à l’Université. Catherine est assise à l’arrière, avec un homme au sourire carnassier. Je prends place à côté du chauffeur. On m’avait dit que l’Arménie était un pays pauvre, et me voilà dans une Mercedes plein cuir. Par les vitres noir foncé, je vois défiler des façades grises, et les policiers se mettre au garde-à-vous à notre passage. Les autres ont l’air de trouver ça normal.
On nous escorte jusqu’au bureau du Président de l’Université. C’est un homme âgé qui ne parle que le russe et l’arménien. Il remercie longuement la fondation, représenté par Catherine, pour sa générosité. L’entretien s’éternise, et j’ai hâte de me mettre au travail pour en finir avec cette livraison. Nous sortons au bout d’une heure, et Catherine m’apprend que les ordinateurs sont encore sous douane. Les formalités dureront sûrement toute la journée, alors nous avons quartier libre. On nous prête le chauffeur pour visiter la ville. Quelle aubaine ! La perspective de jouer les touristes avec la petite Catherine m’enchante.
Nous descendons un escalier monumental et nous nous dirigeons vers le parking. Il est presque midi. La secrétaire du Président nous accompagne – je n’avais pas prévu ça – et me revoilà assis près du chauffeur.
Le deuxième jour
Le chargement a été transporté dans un local vacant de l’Université. J’arrive à onze heures du matin – c’est samedi, après tout. On n’attendait plus que moi pour commencer l’inventaire. Tout est arrivé à bon port, et en bon état. Un cadre de l’Université signe mon bordereau de livraison. On m’accompagne vers un petit amphi, où les employés du service informatique ont préparé un cocktail de fortune : une plaque de chocolat, et une bouteille de « cognac » local. Plus rien ne s’oppose à ce que je perçoive mes 20.000 dollars et je ne pense qu’à une chose désormais : rentrer à Paris au plus tôt, et fêter dignement cette affaire rondement menée. Mais il me faudra encore patienter jusqu’à lundi, car il n’y a pas de vol vers Paris le dimanche.
En attendant, je suis invité à dîner chez le Président, ce soir. Ca me distraira.
Le troisième jour
Il est neuf heures du matin quand je sonne à la porte de l’appartement du Président. Dehors il gèle à pierre fendre et une brume épaisse noie les rues. Le dîner d’hier était excellent, et mes hôtes ont fait preuve d’une grande hospitalité. Ils ont tant insisté pour que je passe le dimanche avec eux que je n’ai pas eu le cœur de leur refuser. J’aurais pourtant préféré rester à l’hôtel, tranquille, à lire le roman que j’avais emporté. Autour de la table du petit-déjeuner, j’ai la bonne surprise de trouver Catherine et Barbara. Cette dernière me demande ce que j’aimerais visiter aujourd’hui. Je suis incapable de lui répondre ; comment lui dire que je ne sais strictement rien de son pays, et que je ne suis venu ici que pour affaires ? Catherine vient à mon secours, elle est déjà venue en Arménie, et elle m’explique que nous pouvons visiter un monument antique à Garni, ou une église à Echmiadzine. Je pense illico que la journée commence mal ; la perspective d’arpenter des ruines gelées ne m’enthousiasme pas, quant à visiter une église, c’est encore pire. Je n’aime pas les églises et n’y entre que contraint et forcé – pour les enterrements, par exemple. Aucune de ces deux possibilités de visite ne me plaît, j’aurais préféré un musée ; mais ils sont fermés le dimanche. Alors je demande à Catherine ce qu’elle préfère, et elle répond : l’église.
En route vers Echmiadzine, assis une fois de plus à côté du chauffeur, je regarde vaguement le paysage caché par le brouillard. Les églises sont des lieux vides et déprimants, pour un athée pur et dur comme moi. Vides, parce que je ne crois ni à Dieu ni à Diable. Déprimants, parce que les religions sont des insultes à la Raison. Le problème est simple : un esprit scientifique peut-il prêter une réalité quelconque à des phénomènes intangibles, non quantifiables, et non observables ? La réponse est : non. Donc, je mettais Dieu sur le même plan que le Père Noël : une belle légende qui ne peut satisfaire que des enfants ou des ignorants. Et un alibi commode pour exploiter les malheureux, en leur faisant accepter leur condition présente pour le mirage d’un bonheur futur.
L’arrêt de la voiture coupe court à mes pensées. Nous marchons vers cette fameuse église qu’on devine au fond d’un grand jardin, perdue dans le brouillard. Fameuse parce qu’elle est connue de tous les Arméniens, étant le siège de leur Eglise. Leur Vatican, en quelque sorte.
Une voix masculine entonne une incantation a capella sur un rythme lent. Elle est retransmise à l’extérieur par des haut-parleurs. Catherine m’explique que la messe a déjà commencé et nous nous hâtons vers l’entrée. L’église n’est pas plus grande que celles de nos villages, et son architecture est plutôt frustre – ça valait tout juste le détour. L’assistance est clairsemée, il y a plus de monde à la chorale que dans la salle. Un chœur mixte est installé de part et d’autre de l’autel, une dizaine d’hommes à gauche, une vingtaine de femmes à droite. Laissant mes hôtes occupés à allumer des cierges (encore un rituel superstitieux, ils sont vraiment indécrottables), je m’approche des chanteurs avec curiosité.
La voix d’homme retombe, et c’est le chœur qui prend le relais. Le timbre des voix des femmes est d’une beauté exquise, et la ligne mélodique évoque des litanies du fond des âges. A peine ai-je le temps de me dire qu’après tout, c’était une bonne idée de venir jusqu’ici, que quelque chose se brise dans ma poitrine. J’ai la sensation physique très vive, très violente, de m’effondrer de l’intérieur. Je ne vois plus le spectacle de la messe, c’est maintenant de multiples scènes de ma vie qui défilent simultanément. La douleur me transperce, car ce que je vois est affreux. Je vois que ma vie a été vaine, nulle et non avenue. Je n’essaye même pas de me ressaisir car je n’ai pas le contrôle de ce qui est en train de se passer et je sens que toute résistance est inutile, comme si une force extérieure me forçait à revoir tout ça. Cette crise me paraît durer deux ou trois minutes, puis je reprends contact avec la réalité.
Je regarde autour de moi, la messe continue et personne ne semble me porter attention. Je me suis inconsciemment adossé à une colonne, et j’ai le visage baigné de larmes. C’est bien la première fois qu’il m’arrive une chose pareille ! Qu’est-ce qui se passe ? Je m’essuie les joues et j’essaie de porter mon attention sur la musique pour oublier tout ça.
Les choristes continuent leurs cantiques, ce sont des professionnels bien rodés. Voilà bien dix minutes que j’ai retrouvé mes esprits, et je me suis presque remis de mes émotions. – Quand ça recommence, en pire. Le monde extérieur disparaît à nouveau, je revois encore ma vie se rejouer sous mes yeux. L’inanité absolue de mon existence m’apparaît avec une évidence totale et une brutalité inouïe. Je vois que je ne suis rien, ma vie ne vaut rien, c’est comme si je n’avais jamais existé. Je suis estomaqué, liquidé, KO debout. Je suis laminé par la douleur, les larmes jaillissent de mes yeux, je ne sais plus où je suis, je vais crever.
Et subitement, le calme revient. Un calme formidable. Il y a quelque chose d’immense et de magnifique au dessus de moi, d’une grandeur à couper le souffle. C’est comme quand on admire un paysage grandiose au sommet d’une montagne, quand le regard embrasse l’horizon et qu’on découvre la plénitude du monde.
L’Immensité dit : « je t’aime »,et son amour me submerge et remplit la totalité de ma perception. La force de son amour me soulève et m’emporte.
L’Immensité dit : « je te pardonne », et tout mon être tremble, craque, et se désagrège. Je tombe en pièces. Je me vide de ma substance. Il ne reste plus rien de moi.
Mes yeux s’ouvrent. Catherine me prend doucement par le bras et m’accompagne dehors sans dire un mot. Une nouvelle vie commence.
Deux ans après
La sensation d’être devenu quelqu’un d’autre ne s’est pas estompée. Ma personnalité a été profondément changée, ainsi que ma perception du monde. Ce jour-là fut comme une nouvelle naissance.
J’ai l’absolue certitude que Dieu est présent, tout près de nous, qu’il nous accompagne à chaque instant. Je ne peux pas l’expliquer rationnellement.
Les Evangiles ont été quasiment ma seule lecture, dans l’année qui a suivi. J’ai découvert ces textes – que je ne connaissais pas – avec surprise et délectation. J’ai retrouvé dans les témoignages des Apôtres, des similitudes extraordinaires avec ce que j’ai éprouvé. Je crois sincèrement avoir été en contact avec la même réalité qu’eux, et je ne saurais mieux décrire certains aspects de mon expérience que ne le font Paul et Jean. Dieu, qui s’est manifesté par Jésus il y a 2000 ans, est encore avec nous aujourd’hui.
La prière est devenue un acte habituel et nécessaire, pour moi qui n’avais jamais prié. Puisque Dieu est là, présent ici et maintenant, il est bien naturel de lui parler. Et puisqu’il est si bon et si aimant, il faut s’en réjouir et le louer.
La charité donne un sens à ma vie et oriente mes actions. Avant, je travaillais pour mon seul bénéfice, et j’étais attaché à des plaisirs égoïstes et destructeurs. Aujourd’hui, je travaille d’abord pour autrui, et je partage les fruits de mes efforts. Ce n’est nullement un sacrifice, parce que je sais que les seuls trésors que nous retrouverons à la fin, ce sont nos aumônes.”